Date d'ajout : mardi 04 avril 2017
par Michel BOUTTIER
REVUE : ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES, 1979,4
C'est un thème admirable que s'est assignée la recherche d'André Bord et l'idée même de l'avoir dégagé mérite gratitude. Cette gratitude s'amplifie à la lecture, au fur et à mesure qu'on aperçoit le scrupule et la rectitude avec lesquels l'auteur a su nous mener jusqu'aux dernières implications de son projet. L'on pressent plus ou moins la grandeur de l'aventure mystique de St Jean, mais il faut découvrir la rigueur conceptuelle des moyens d'analyse par lesquels il a su partager l'incommunicable.
Mémoire et espérance: deux pôles de la vie spirituelle, celui qui nous rattache au vécu et nous constitue une identité possible, celui qui porte vers l'avenir et suscite l'être nouveau, celui qui acquiert une expérience et celui qui va se dépouillant. Ces deux pôles sont-ils antithétiques ? Tel est le champ d'investigation. Pour celui qui, tel St Jean de la Croix, a pénétré dans la voie de la pauvreté absolue, nuit des sens, nuit de l'âme, la mémoire risque de constituer l'ultime retranchement où puise notre soif de détenir, ne fussent que les derniers lambeaux de nous-mêmes, ou, pis encore, les grâces reçues. L'auteur explore les développements que St Jean a consacrés à cette puissance de l'âme; il montre comment St Jean en a décrit les ressorts, dans la ligne de la grande tradition augustinienne, une tradition réinterprétée, et comment il cherche ainsi à l'exercer jusqu'à la soumettre au dénuement: libérée, ayant maîtrisé les souvenirs, la mémoire peut tendre désormais, elle aussi, vers son Bien-Aimé. L'enjeu est résumé parfaitement dans cette citation de la Montée rapportée p. 228: « L'espérance vide la mémoire de toute possession, la met « en ténèbres des choses de cette vie et de l'autre, parce que l'espérance est toujours ce qu'on ne possède pas, si on le possédait, ce ne serait pas l'espérance ».
Qui tient pareil fil et le dévide jusqu'au bout ne renouvelle pas seulement la réflexion sur nous-mêmes: il renouvelle aussi notre lecture de St Jean de la Croix et nous introduit en sa compagnie. On souhaiterait qu'une même étude fût menée auprès d'autres maîtres spirituels. Pourquoi ai-je constamment songé, p. ex., à Résistance et soumission de Bonhœffer, et souhaité l'enquête à travers les lettres d'une captivité qui, malgré tant de différences, n'est pas sans analogie ?