Date d'ajout : mardi 22 décembre 2015
par Jacques PAUL
REVUE : REVUE DE L'HISTOIRE DE L'ÉGLISE, t. 87, 2001
A mesure que l'on avance dans cet ouvrage, les formules de Guillaume de Saint-Thierry s'imposent au lecteur par leur force, par leur originalité et parfois encore par leur caractère énigmatique. Cette impression va croissant, comme si l'approfondissement de la doctrine comportait cette escalade progressive. Guillaume écrit (p. 222) : « Les formes charnelles nous retiennent par leur amour dans lequel nous sommes tombés par le consentement du péché et il nous faut nous appuyer sur elles pour nous relever ». Le début du propos est plus que traditionnel, la fin peut laisser perplexe, car il est certain que l'abbé de Saint-Thierry n'a jamais encouragé au péché. La formule n'est pas employée au hasard. De longues pages sont consacrées à la place que revêt le charnel dans l'économie spirituelle de la vie chrétienne. La suite se lit quelques lignes plus loin, à propos à l'Eucharistie. Une affirmation, venue d'Augustin, est plus énigmatique encore : « Il est nécessaire de célébrer visiblement ce qu'il est », effectivement l'Eucharistie ne peut se passer du pain, et cependant il est « nécessaire de comprendre invisiblement », car le fruit est spirituel. À vrai dire, toute la fin de l'ouvrage traite de ce thème, du passage du sacrement, qui est encore corporel par son aspect, au spirituel proprement dit qui est la seule dimension qui ouvre les portes de l'éternité.
Toutes ces formules que Matthieu Rougé collationne, confronte et commente font entrer dans une réflexion qui échappe très vite à l'univers symbolique habituel du monde monastique. C'est bien ce qui s'impose à l'attention du lecteur. Il prend conscience que les affirmations de Guillaume de Saint-Thierry ne sont pas de simples métaphores. Les textes dont on devine plus ou moins rapidement la portée posent des questions dont le sens apparaît après le commentaire. Ce livre, très pédagogique en vérité, suit les réflexions du grand abbé, tout au long de sa vie et dans toute son œuvre pour en faire une seule démarche cohérente. C'est à vrai dire indispensable puisque l'ambition est de conduire le lecteur jusqu'au point le plus sublime de la théologie.
La question est simple et récurrente. L'Eucharistie, sous les espèces visibles du pain, est concrètement une matière, une nourriture et l'objet d'un sacrifice. Par ces aspects le sacrement paraît adapté à la condition terrestre de l'homme. Guillaume de Saint-Thierry a poussé la réflexion anthropologique assez loin pour le savoir. Ses œuvres témoignent d'une prise en compte du charnel, rare dans le monde monastique. Par contre, le sacrement, signe visible et concret, n'aura plus de sens dans l'éternité, car Dieu sera tout en tous. Il appartient à une économie de salut transitoire. Or, ce qui anticipe réellement le Ciel et qui assure le lien entre ce monde et l'autre est proprement spirituel. Les sacrements n'ont qu'un temps, la charité est éternelle.
Ces considérations pourraient nourrir un certain spiritualisme qui dédaignerait les sacrements. La tentation existe et elle n'est pas inconnue dans certains milieux. Il n'y a rien de tel chez Guillaume de Saint-Thierry dont toute la réflexion porte justement sur l'unification du spirituel et du sacramentel dans l'Eucharistie. Le signe concret est indispensable, mais la communion ne peut en rester là. C'est le corps du Christ ressuscité, réellement présent en lieu et place de la substance du pain qui conduit au spirituel et permet l'accès à l'amour divin qui est la vie même de la Trinité. Cette réflexion théologique est à la fois profonde et cohérente.
Chemin faisant, à la suite de Matthieu Rougé, on parcourt toute l'œuvre de l'abbé de Saint-Thierry. On sera attentif en particulier aux liens qui se dessinent entre l'anthropologie et la théologie sacramentaire parce qu'ils font sortir du discours symbolique. L'Eucharistie est comme un remède, elle n'est pas digérée par celui qui la reçoit, elle le transforme. Cette affirmation, étrange à nos yeux, paraît reposer sur des connaissances médicales et elle est présentée comme un fait. S'ouvrent alors des perspectives qui échappent un peu. On relève également que cette anthropologie est tripartie, corps, âme, esprit, comme dans l'Antiquité. Il apparaît bien vite que la réflexion sur l'Eucharistie, puis la doctrine spirituelle, se calquent sur cette division. On en mesure l'importance, à la fin de l'ouvrage, lorsque le propos conduit aux portes de la Trinité.