Date d'ajout : dimanche 21 février 2016
par J.-L. Bt
REVUE : L'AMI HEBDO, Metz, janvier 1998
On croit d'abord à un canular, ou une sorte de blasphème. Et puis, on y regarde de plus près. Pourquoi, en effet, ne pas s'essayer à cet exercice de comparaison de deux femmes qui ont vécu dans des régions voisines, à quelques décennies d'intervalle, et qu'on est bien obligé de trouver toutes les deux hors du commun, parce que chez chacune on décèle ce que Cioran appelait « la génialité du cœur ? » Même un certain environnement religieux les rapproche : « la religion d'Emma fut celle qu'on inculqua à Thérèse. Chacune en refusa les pratiques tatillonnes ». Plus profondément, Thérèse aussi bien que Mme Bovary sont gouvernées, dès le départ, par cette conviction que « la vraie vie est ailleurs » et qu’il convient de la chercher « n’importe où hors du monde ».Ce sont des êtres de manque, de désir, et finalement de souffrance.
« Leur insatisfaction et leur rébellion fondamentales les rapprochent ». Emma se réfugie alors dans le rêve et l'illusion, tandis que Thérèse se jette en Dieu. Emma se suicide, tandis que la jeune carmélite tue le monde en elle. Les deux femmes se vouent à l'amour. Emma en rêve, de façon romanesque, et Thérèse s'y livre en vérité. Mme Bovary demeure en dehors. Comme Dieu, l'amour demeure en elle une réalité lointaine inaccessible. Elle ne s'aperçoit pas qu'elle est aimée. Thérèse le découvre, en même temps que, grâce à François de Sales, la « petite voix » qui lui permettra de répondre à cet amour, à sa mesure, et selon sa condition : « Le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables ». L'héroïne de Flaubert rêve de ravissements plus spirituels que ceux dont elle a vite épuisé les saveurs. La carmélite de Lisieux connaît elle aussi « davantage les tourments du désir que la plénitude d'un amour comblé ». Elle accepte cependant la « hantise du trou noir », qui n'est autre que la nuit obscure dont son maîtres • Jean de la Croix a déchiffré les sentiers escarpés, tandis qu'Emma voit venir sur elle les « ténèbres éternelles comme un épouvantement »
Ces « femmes du haut désir » sont, bien entendu, mal à l'aise dans une époque où il ne fait pas bon se trouver être « une personne du sexe ». Emma considère comme une calamité la naissance de sa fille alors qu'elle désire un fils. Thérèse se sent « la vocation de guerrier, de prêtre, d'apôtre, de docteur, de martyr ». Il n'y a rien là de spécifiquement féminin. Toutes les deux ont horreur du mariage, qu'elles considèrent comme un appauvrissement, surtout dans leur province. Elles ne se trouvent pas bien non plus dans leur corps : « Toujours mon corps m’a gênée » déclare Thérèse. Il s’agit pour elle de l’enveloppe qui contient la lettre d'amour. Épuisé de voluptés, le corps de Mme Bovary semble lui aussi s'évanouir. Les deux femmes sont sujettes à ce que Flaubert nomme les « nerveusités » dont il souffrait lui-même. Anorexie, dépression, tout y passe et Thérèse, à la fin, murmure : « ô ma mère que ça fait mal les nerfs ». Emma considère que chez elle, le corps se joue de l’âme. Cette dernière, pour la religieuse, fini par maîtriser le corps, en surmontant la souffrance, grâce à l'amour qui la relie à Dieu. Même si Dieu demeure muet, Thérèse lui fait confiance. L'auteur cite un psychiatre : «Thérèse trouve dans la •sainteté le moyen de sa propre guérison psychique ».
On voit dès lors ce qui rapproche et ce qui distingue ces destinées de femmes qu'il ne nous était pas venu à l'idée de comparer. Le livre de Micheline Hermine est passionnant, et il occupe une place sans égale dans le flot des parutions qui ont salué le centenaire de la mort de la sainte. S'il le pouvait, il nous rendrait Thérèse de Lisieux encore plus précieuse.